Le travail hybride ne peut que s’imposer après la pandémie. Pour les experts interrogés par Computerworld, pas question de se contenter d’autoriser le télétravail, sous peine d’échec. La DSI doit assurer l’accompagnement technologique. Mais surtout, une culture du travail hybride doit s’installer jusqu’au plus haut niveau et les télétravailleurs doivent être intégrés à la vie de l’entreprise. (Photo Pixabay/M.Hassan)
Pendant que le COVID-19 continue son expansion erratique dans le monde entier, avec la vaccination qui aide à la chute de la contamination dans certains endroits alors que les variants la font augmenter dans d’autres, nombre d’entreprises s’affairent à mettre en place des plans de retour sur site de leurs employés. Pour autant, il est peu probable que pour ces derniers, la réalité professionnelle ressemble à ce qui relevait du normal il y a 18 mois.
Les employés de bureau ont ainsi goûté aux bénéfices du télétravail. Et si la plupart sont peu enclins à reprendre les trajets quotidiens, ils sont également nombreux à vouloir passer une partie de leur semaine au bureau. Quant aux entreprises, elles ont à la fois constaté l’augmentation de la productivité de leurs équipes depuis chez elles et identifié les réductions de coûts majeures associées à la réduction des lieux de travail, en particulier dans les grandes villes très chères.
Certaines sociétés ont sauté le pas de géant d’une fermeture totale des bureaux avec des employés en télétravail à 100%. Mais bien plus nombreuses sont celles qui prévoient d’adopter un modèle hybride avec une partie des employés en télétravail permanent (de chez eux ou ailleurs), une partie toujours sur site et la plupart partageant leur temps entre les deux, selon des modalités convenant à la fois à l’entreprise et aux équipes.
Il faut désormais cesser d’improviser
Avant la pandémie, de nombreuses sociétés n’avaient encore jamais établi de politique de télétravail et encore moins de travail hybride formalisée. Mais en définir une ne doit pas les effrayer, comme l’explique Darren Murph, directeur du télétravail pour la plateforme GitLab. « En réalité, dans une entreprise de 5000 personnes, ceux qui travaillent au 3e étage sont déjà à distance de ceux qui travaillent au 8e étage, estime-t-il. Ils ne se voient quasiment jamais. Ils pourraient aussi bien être sur des continents différents ! Mais peu d’entreprises admettent ce constat. »
Darren Murph qui a travaillé 14 ans en travail hybride dans différentes sociétés avant de rejoindre Gitlab en télétravail permanent en 2019, rappelle que ce n’est pas du télétravail volontaire que les employés de bureau ont vécu en 2020. « Le télétravail de quarantaine ne ressemble en rien au télétravail volontairement mis en place, confirme-t-il. Mais beaucoup d’entreprises les confondent. Quand c’est une décision intentionnelle, la collaboration, le travail d’équipe, la construction d’une culture d’entreprise sont bien plus simples. »
Angela Ashenden, analyste principale en transformation des espaces de travail chez CCS Insight insiste sur ce dernier point. Pour elle, les changements de modes de travail de l’an dernier ont été très tactiques et localisés. Les entreprises se sont débrouillées comme elles pouvaient avec des solutions ad hoc, laissant souvent chaque équipe trouver sa propre solution. « Maintenant, il est important de bâtir une structure, de la cohérence et de la prédictibilité pour s’assurer que l’ensemble de l’entreprise fonctionne au même rythme avec un leadership fort. » Pour l’analyste, les dirigeants doivent comprendre que le travail hybride n’est pas uniquement la répartition entre présence des équipes au bureau et en télétravail. « Cette organisation a surtout d’imposantes conséquences sur la façon dont les personnes travaillent seules ou ensemble, sur le développement de la culture d’entreprise, sur la façon de penser la technologie du poste de travail ou l’expérience de l’employé, et sur les mesures destinées à assurer un environnement de travail juste, inclusif et sain. »
Penser télétravail d’abord
Pour la DSI, cela se traduit par un soutien multiforme des utilisateurs. Elle doit fournir les équipements pour travailler confortablement et efficacement depuis n’importe où, la technologie de collaboration la plus adaptée, la digitalisation et l’automatisation des processus et la protection des équipements et des données. Mais elle doit surtout se coordonner avec les autres directions pour changer la culture d’entreprise et mettre en place des mesures garantissant le succès du travail hybride.
Alors, comment les responsables informatiques peuvent-ils mettre en œuvre des politiques hybrides et à distance qui profitent à long terme à la fois aux employés et aux employeurs ? « On a besoin de règles du jeu équitables, explique Penny Pullan, experte en leadership de travail virtuel et hybride. Avec des employés au bureau et d’autres à distance, des inégalités peuvent s’installer. Depuis longtemps, j’entends des gens dire : « Si je suis à distance et que tout le monde est au bureau, c’est presque comme si je n’existais pas. »» Darren Murph confirme : « Dans une organisation hybride, il est plus probable que ceux qui restent à distance par défaut auront moins d’opportunités d’avancement professionnel à cause de cette mentalité qui prône le « loin des yeux, loin du cœur». »
Des plages horaires de disponibilités communes
Pour Penny Pullan, l’approche 100% virtuelle que la plupart des entreprises ont adoptée pendant la pandémie a temporairement nivelé les règles du jeu, mais cela va changer avec le retour progressif au bureau. « La meilleure façon de promouvoir l’égalité entre les équipes hybrides est de penser télétravail d’abord, lors de l’établissement des normes de fonctionnement et d’interaction entre les employés. « Pour minimiser l’impact des biais inconscients, arrêtez-vous toujours et demandez-vous : « Que faisons-nous pour les télétravailleurs ? » Quand vous choisissez une nouvelle façon de travailler, ayez toujours cela en tête. » De son côté, Darren Murph conseille aux entreprises de réfléchir aux principes du télétravail en priorité en fonction de la façon de travailler des employés, et non de leur lieu de travail. « Il faut se demander par exemple, si on mène une réunion de façon fondamentalement différente au bureau ou depuis chez soi ». Les organisations doivent auditer leurs processus et s’assurer qu’ils fonctionnent aussi les jours où l’ensemble du personnel est à distance. De cette façon, ils fonctionneront aussi lorsque seule une partie des employés sera au bureau.
« Les interactions avec les managers et entre collègues sont également importantes. Vous aurez probablement besoin de plus d’outils de prise de contact avec les personnes à distance, car vous ne tomberez pas sur elles aussi facilement qu’au bureau, explique par ailleurs Penny Pullan. Il se révèle par exemple très utile de disposer de plages horaires durant lesquelles tout le monde est disponible et accessible. Votre employé n’est peut-être pas au bureau, mais vous savez qu’entre telle heure et telle heure le mardi, ou peut-être plusieurs fois par semaine, tout le monde est libre pour discuter. »
La direction doit montrer l’exemple
Les entreprises doivent également réfléchir à la manière dont elles répondront équitablement aux demandes des employés pour l’organisation de leurs jours de présence au bureau et leurs jours à distance, ainsi qu’à la façon de mesurer les performances, selon Penny Pullan. « Il y a ces horribles histoires d’entreprises utilisant des applications qui surveillent les ordinateurs de leurs employés ou des webcams qui prennent des photos d’eux pour voir s’ils sont là, raconte l’experte. Tout cela ne fait que détruire la confiance et la motivation. Il faut mesurer ce qui est important, c’est-à-dire que le travail effectivement réalisé. » L’un des meilleurs moyens pour que les travailleurs à distance se sentent impliqués est de leur demander leur avis sur le mode de fonctionnement du travail hybride. « Demandez-leur dès la mise en place des directives et des politiques idoines, poursuit Penny Pullan. Bien sûr, vous devrez prendre en compte les politiques globales de l’entreprise, mais vous devez demander son avis à votre équipes. Identifiez leurs préférences et partez de là. »
« Développer un état d’esprit « télétravail » en entreprise, cela commence par le haut, insiste Darren Murph. Les cadres doivent travailler à distance au moins une partie du temps pour assurer une culture d’entreprise qui englobe autant le télétravail que le bureau. » Le directeur du télétravail de Gitlab se souvient ainsi d’un de ses précédents employeurs : « Je ne savais jamais quand l’équipe de direction serait au bureau, et c’était intentionnel… Cela signifiait que tout devait fonctionner aussi les jours où ils n’étaient pas là. » Pour Darren Murph, lorsque les cadres travaillent fréquemment à l’extérieur du bureau, cela envoie un signal : pour faire progresser sa carrière, il n’est pas spécialement utile d’être présent au bureau. De cette façon, l’inclusion et la flexibilité deviennent des réalités. C’est un énorme soulagement pour les aidants de personnes âgées, les parents qui travaillent, les conjoints de militaires, etc., qui pourraient se sentir obligés de donner la priorité au temps passé au bureau par rapport à la famille. « Si les cadres travaillent à distance, tout le monde se sent habilité à faire de même. C’est un signal essentiel. Pourtant, je pense que peu de dirigeants s’en rendent compte. »
La technologie est clé
Darren Murph et Penny Pullan estiment aussi tous deux que le bureau ne devrait plus être l’épicentre du pouvoir. « Si tous les employés seniors se réunissent en face à face ou travaillent en personne dans un bureau physique, alors ce lieu est considéré comme le centre de prise de décision, et les gens voudront être proches de lui. Mais si ces mêmes personnes prennent l’habitude de travailler à distance, on dépasse ce préjugé, et les employés ne pensent plus à essayer d’être « vus » par la direction », explique Penny Pullan.
Les entreprises du monde entier ont découvert au début de la pandémie que les diverses technologies de collaboration étaient indispensables à leurs équipes pour communiquer et travailler ensemble de manière productive. La visioconférence a été la plus plébiscitée, mais toutes sortes d’outils de collaboration se sont aussi révélés importants. Sans surprise, Angela Ashenden affirme ainsi que la technologie de collaboration continuera d’être cruciale, car le travail hybride deviendra le mode par défaut dans la plupart des entreprises. L’environnement de collaboration numérique deviendra inévitablement la seule constante pour garantir que tout le monde soit connecté et au courant de ce qui se passe dans l’entreprise, que ce soit depuis le bureau, depuis la maison, sur le terrain ou en voyage. « Les processus automatisés et numérisés durant la pandémie ne redeviendront sûrement pas manuels, et la nouvelle vague de processus qui émerge à mesure que les gens apprennent à fonctionner en environnement hybride sera quant à elle, numérique de base, affirme l’analyste. C’est un changement majeur en soi qui contribuera à stimuler davantage la transformation et l’innovation. »
Pas d’économies sur la collaboration, en particulier asynchrone
Par ailleurs, pour Angela Ashenden, si les dirigeants peuvent être tentés de se concentrer sur les réductions de coûts en éliminant le bureau physique permanent pour l’ensemble de leurs effectifs, ils devraient continuer d’investir dans des domaines tels que la technologie et la formation pour s’assurer que les besoins des employés sont satisfaits et que l’entreprise reste un lieu de travail agréable et productif. Penny Pullan exhorte quant à elle ces mêmes dirigeants à envisager des outils et des plates-formes de collaboration qui prennent en charge les personnes travaillant ensemble de manière asynchrone. « Vous pouvez évidemment tous faire des choses en même temps – vous réunir lors d’un appel vidéo programmé, par exemple –, précise-t-elle, mais il est vraiment important de laisser les gens travailler au moment qui leur convient le mieux. Travailler sur un document en collaboration, ou inscrire des idées sur un tableau blanc virtuel, chacun à son propre rythme, peut se révéler beaucoup plus productif que la collaboration synchrone ».
Intégrer les télétravailleurs à la vie de bureau
Intégrer les télétravailleurs au moment des fêtes et autres événements du même type n’est pas toujours facile, mais cela contribue grandement à leur faire sentir qu’ils font partie de l’équipe. « Si vous voulez organiser quelque chose de ce type, surtout ne faites pas une simple réunion Zoom, supplie Penny Pullan. Ce qui a très bien fonctionné pendant la pandémie par exemple, c’est l’envoi de petites boîtes de friandises personnalisées aux télétravailleurs lors de ces occasions. » Les employés en télétravail apprécient aussi que les avantages de bureau leur soient étendus. S’ils ne peuvent pas profiter d’une salle de sport sur place ou d’une cafétéria subventionnée, on peut leur attribuer un abonnement à une salle de sport locale parrainée par l’entreprise ou leur faire livrer occasionnellement le déjeuner. « Mieux encore, amenez les télétravailleurs jusqu’au bureau quand c’est possible en toute sécurité. Lorsque nous organisions de grandes célébrations chez un de mes employeurs précédents, raconte encore Darren Murph, quand nous franchissions une étape importante ou que nous organisions une fête de fin d’année, par exemple, l’équipe prévoyait un budget de transport pour faire venir toutes les personnes éloignées jusqu’au bureau. Ainsi elles se sentaient toujours soutenues. C’était comme si la firme consacrait une idée ou un budget à ce déplacement en tant qu’outil de construction de la culture d’entreprise. C’était tellement important ! Tout le monde appréciait vraiment le bureau, car ce n’était pas l’endroit où vous restiez tard pour travailler sur un projet, mais celui où vous pouviez voir les gens et discuter avec eux de leur famille et de leur vie. »
« Quand des travailleurs à distance viennent au bureau, faites-en un moment spécial, conseille aussi Penny Pullan. Plutôt que de rester assis dans une salle de réunion sombre à regarder PowerPoint – ce à quoi ressemblaient beaucoup trop de réunions d’équipe dans le passé -, dites-vous que mieux vaut passer ce temps limité ensemble à créer des liens en sortant du bureau et pourquoi en profitant d’un long déjeuner. »
Changer d’état d’esprit ou bien rester à la traîne
Pour Darren Murph, après la pandémie, les entreprises du monde entier vont devoir trouver comment évoluer pour mieux intégrer l’endroit où les gens travaillent. « On va voir des entreprises se contenter d’autoriser le télétravail et d’autres véritablement le prendre en charge. Les premières ne feront aucun effort pour rendre le travail à distance efficace ou efficient, tandis que les secondes veilleront à ce que les employés aient d’excellentes expériences de travail et des résultats positifs où qu’ils se trouvent. Ces dernières investiront dans l’équipement, les logiciels, la formation et les programmes de développement. » Darren Murph estime que, de ce fait, les meilleurs profils choisiront ces entreprises qui soutiennent le travail hybride. « Une importante migration des employés va en découler, car on ne va pas remettre le génie dans la bouteille. Les travailleurs savent désormais à quoi ils peuvent s’attendre et ce qu’ils peuvent exiger. »
Pour s’assurer que leur entreprise ne soit pas laissée pour compte, les DSI quant à eux ne peuvent plus retarder la mise en œuvre de politiques permanentes et bien pensées du travail à distance et hybride. « Tirez des leçons de l’ensemble de l’entreprise, partagez les meilleures pratiques, célébrez les succès et trouvez vos champions, conclut Angela Ashendon. Nous parlons de ce qui va suivre la pandémie depuis déjà plus d’un an ! Mais j’espère que nous atteindrons bientôt le point où nous pourrons enfin sortir plus forts de cette crise. »
Charlotte Trueman, Computerworld (Adaptation Emmanuelle Delsol)