Caroline Arquié, DRH de SGS France, a partagé avec Enjeux RH la vision du télétravail dans son entreprise spécialisée dans le contrôle, l’analyse et la certification. Elle explique comment le confinement, malgré la vision déformée qu’il donne de cette démarche, va en accélérer le déploiement. (photo Laurence de Terline)
Le Suisse SGS est un géant mondial de l’inspection, du contrôle, de l’analyse et de la certification, né en 1878. Il emploie plus de 95 000 collaborateurs dont 2800 en France, sur 150 sites. La plupart d’entre eux, inspecteurs dans les ports, sur les plateformes pétrolières, sur les bateaux ou techniciens chimistes dans les laboratoires de l’entreprise, ou encore professionnels du contrôle non destructif doivent travailler sur site. Quand sont survenus la pandémie et le confinement, beaucoup ont dû continuer, en particulier pour vérifier la mise en œuvre des mesures de sécurité sanitaire. Mais SGS avait aussi depuis 2010 mis en place un accord de télétravail pour ses cadres, en phase de généralisation auprès d’un grand nombre de salariés. Caroline Arquié, DRH France, a confié à Enjeux RH les avantages de cette préparation lors de la bascule générale en télétravail induite par le covid-19, mais aussi les difficultés rencontrées. Elle partage aussi sa vision d’une situation qui a donné une image très déformée de ce que télétravail veut dire.
Enjeux RH : Comment la pandémie et le confinement ont-ils affecté votre organisation, votre activité ?
Caroline Arquié : Notre métier consiste à s’assurer du respect de la conformité et de la réglementation chez des industriels ou dans des entreprises qui n’ont d’autres choix que de se conformer à ces règles, quelles qu’elles soient. Dans la grande distribution, par exemple, cela concerne aussi bien la législation relative aux relations sociales qu’aux produits mis en rayon. Cette activité d’inspection, de contrôle et d’analyse impose la présence physique de nos collaborateurs sur leur lieu de travail ou dans les structures contrôlées. En France, 60% de nos 2800 collaborateurs ont donc continué de travailler sur site durant le confinement. 25% sont passés en télétravail et le reste a été placé en activité partielle.
Enjeux RH : Le télétravail était-il déjà une habitude de l’entreprise ?
Caroline Arquié : Oui. Dès 2010, mon prédécesseur avait signé un accord dans ce sens. Un quart de nos salariés, principalement des cadres dirigeants ou des fonctions support, avaient deux jours de télétravail hebdomadaires. Avant la crise, nous avions la volonté d’accélérer et d’étendre davantage la démarche. Rien ne justifie que certains n’y aient pas accès. Il n’y a finalement que très peu de personnes qui ne peuvent pas du tout être inclues dans l’accord. Nous avions donc lancé un pilote en 2019 pour les non-cadres et une population qui n’avait pas été identifiée comme éligible a priori. Quand le confinement est arrivé, l’entreprise et les salariés étaient déjà très favorables à ce système.
Enjeux RH : Le télétravail constitue-t-il aussi un atout économique pour l’entreprise ?
Caroline Arquié : Oui, bien sûr. Nous avons déjà réduit la surface des locaux au siège d’Arcueil, par exemple. Il reste possible d’y accueillir l’ensemble des effectifs en même temps, néanmoins. Mais surtout, c’est un vrai facteur d’attractivité pour nous qui avons du mal à recruter. Nous avons des métiers à forte valeur en expertise, mais ils ne font pas partie de ceux qui ont été remis en avant et applaudis durant le confinement.
Enjeux RH : Comment avez-vous procédé pour organiser un télétravail plus massif durant le confinement ?
Nous avons mis en place un parcours de formation pour les managers et pour les collaborateurs afin d’apprivoiser le télétravail. Pour les managers, une première partie concerne les aspects théoriques, légaux : que faire si mon salarié se coupe le doigt en préparant son déjeuner chez lui, par exemple ? Une autre partie s’intéresse aux bonnes pratiques. Un des freins les plus importants au télétravail, avant et pendant la crise, portait sur la question d‘autonomie des équipes. Nous avons donc donné des conseils sur la façon d’être rassuré sur la productivité des salariés. Mieux vaut lui donner des objectifs pour la semaine et faire des points d’étapes réguliers. Si j’ai des doutes, je peux regarder s’il est « en vert » dans Teams.
Du côté des salariés, la formation insiste particulièrement sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Nous avons beaucoup communiqué sur l’importance de la pause déjeuner entre midi deux, par exemple. Favoriser le bien être permet aux collaborateurs d’être plus sereins et donc plus productifs. Les salariés ont disposé de 5 modules de 1h et les managers de 6 modules de 2h.
Enjeux RH : Avez-vous aussi proposé des formations aux outils ?
Caroline Arquié : Oui, bien sûr, la formation aux outils a fait partie du programme pour l’ensemble de l’entreprise. Avec le confinement, il a fallu prévoir des téléphones mobiles pour tout le monde et nous communiquions beaucoup avec Skype, mais aussi dans Teams ou Zoom. Il a fallu prévoir des VPN, davantage de licences logicielles, etc.
Enjeux RH : Au-delà des formations, avez-vous communiqué d’une façon particulière autour de ce télétravail massif et permanent ?
Caroline Arquié : Oui, pendant la crise, nous avons communiqué avec les managers et les salariés. Et sans tabou. Le télétravail était déjà en place mais dans un cadre totalement différent. 2 journées par semaine, avec un planning d’organisation, sans les enfants à la maison, etc. Nous avons justement sensibilisé les managers aux sujets liés aux enfants, par exemple. Les garder, s’en occuper quand ils sont malades, les éduquer, faire les courses, les faire déjeuner pouvait entrainer un travail dégradé. Il fallait faire comprendre aux salariés que leur manager en était conscient et qu’ils pouvaient être sereins.
Enjeux RH : Comment les salariés ont-ils vécu cette période ?
Caroline Arquié : Nous avons mis en place des enquêtes Pulse auprès des télétravailleurs et des collaborateurs sur site pour le savoir de façon précise. SGS réalisait déjà ce baromètre social chaque année à partir d’une liste de 75 questions posées aux salariés. Avec la crise du covid-19, nous sommes passés à une enquête par semaine, pour identifier les salariés en difficulté, anticiper les RPS (risques psycho-sociaux), mesurer l’engagement des collaborateurs, etc. Elles se déroulent dans un tchat anonyme, mais les questionnaires sont classés par service ou département.
Le résultat instantané nous a permis d’ajuster le tir dès que possible quand nous le pouvions. Nous avons constaté des cas isolés de difficultés importantes et nous y avons prêté une attention particulière. Même si l’enquête est très anonyme. Nous avons incité les managers à être attentifs aux cas inquiétants et à engager le dialogue avec les employés concernés. Nous n’avons pas été touchés par la crise économique mais nous veillons aussi à ne pas avoir de problèmes de santé psychologique.
Enjeux RH : Quels ont été les résultats de ces enquêtes ?
Caroline Arquié : Pour les télétravailleurs, le ressenti était très mitigé. Beaucoup en avaient assez des corvées domestiques. Ils étaient frustrés et affichaient une forte envie de revenir sur site pour enfin se concentrer sur leur travail. Certains n’avaient pas de lieu ou s’installer chez eux pour travailler et passaient du salon à la cuisine, à la chambre, etc. Il leur a fallu s’adapter. Le choix d’un endroit le plus calme possible a d’ailleurs fait partie de nos recommandations. Ceux qui avaient déjà l’habitude du télétravail, avec un rythme, une méthodologie ont été moins affectés.
Enjeux RH : Y a-t-il eu des tensions entre les collaborateurs, en fonction de leur statut durant le confinement ?
Caroline Arquié : Avant la crise, la différence entre sédentaires et télétravailleurs n’était pas un sujet. Nous avions identifié les postes éligibles et ceux qui ne l’était pas, et c’était intégré par tous. Avec la pandémie et le confinement, certains de ceux qui ont continué de travailler sur site ont quand même éprouvé un sentiment d’injustice. Ils étaient exposés au virus tous les jours pour le bien-être d’autres personnes, puisqu’ils intervenaient en particulier sur la conformité aux règles de sécurité sanitaires. Et ils avaient l’impression que pendant ce temps-là, les autres salariés de l’entreprise restaient tranquillement chez eux, en sécurité.
« Ce que nos collaborateurs ont vécu a été dur, mais que ce n’était pas du vrai télétravail. »
Enjeux RH : Comment avez-vous géré la situation ?
Caroline Arquié : Il fallait absolument montrer que ce n’était pas du tout la réalité. Nous avons fait beaucoup de communication lors de la crise sur les différents événements. Une partie de cette communication a concerné les contraintes légales qui ont obligé une partie de l’effectif à télétravailler. Mais nous avons aussi recueilli des témoignages sous forme de petits reportages. Une jeune embauchée intégrée durant le confinement nous a expliqué combien le télétravail a été compliqué pour elle qui commençait dans l’entreprise. Ceux qui étaient sur site se sont même rendu compte qu’il peut être plus simple de se lever, aller travailler, puis rentrer et que la journée de travail soit derrière eux.
Enjeux RH : Qu’en a -t-il été avec le déconfinement ?
Caroline Arquié : Cela a été un moment difficile pour ceux qui avaient continué de se déplacer pour venir travailler. Ils se sentaient exclus des discours et mal considérés puisque, par nature, ils n’ont jamais été confinés ! Pour les autres, le retour sur site s’est fait progressivement, malgré les problèmes de fermeture des écoles. Nous avons un grand nombre de salariés répartis dans 150 sites sur tout le territoire français, avec des situations très variées.
Enjeux RH : Tirez-vous déjà des enseignements de cette crise ?
Caroline Arquié : En tant qu’entreprise, nous voulons que nos salariés se mobilisent, soient productifs et que l’activité marche. Nous sommes convaincus que c’est le cas en télétravail. Encore plus avec cette crise que nous venons de vivre. Les salariés sont sereins, moins fatigués, plus productifs. Mais nous avons développé la démarche pour que ce soit gagnant-gagnant.
Ce que nous venons de vivre n’est pas du vrai télétravail. Tout le monde chez soi toute la journée et tous les jours, ce n’est pas la normalité. Nous devrions désormais reprendre le pilote que nous avons démarré avec des populations qui avaient été écartées dans un premier temps du dispositif. Un pilote mis entre parenthèses durant le confinement. Une fois que la situation se sera un peu stabilisée, nous ouvrirons la possibilité de deux jours par semaine à tous ceux qui le souhaitaient. Nous rappelons aux collaborateurs que ce qu’ils ont vécu a été dur, mais que ce n’est pas du télétravail. Ce ne sont pas les bonnes conditions pour cela fonctionne. Cela doit leur permettre de ne pas prendre les transports une ou deux fois par semaine, de se concentrer sur un projet particulier ou un livrable, etc. Et ce n’est pas une méthode applicable au quotidien.
Emmanuelle Delsol