Alors que les principaux fournisseurs de semi-conducteurs vont construire des usines aux États-Unis, créant ainsi des dizaines de milliers d’emplois, le manque de personnes possédant les qualifications technologiques nécessaires pour élaborer et faire tourner ces installations menace de contrecarrer leurs efforts. (Photo : Intel)
Alors qu’Intel, Samsung, TSMC et d’autres sociétés poursuivent leurs projets de développement et de fabrication de puces électroniques aux États-Unis, ces efforts se heurtent à une difficulté : le nombre de personnes compétentes dans ce domaine est insuffisant. « La concurrence pour attirer des employés avec ces compétences est féroce », a déclaré Cindi Harper, vice-présidente des RH chez Intel. « C’est également un marché en faveur des candidats. C’est-à-dire que la demande est supérieure à l’offre actuelle ». « Il y a une pénurie de composants et de personnes capables de les fabriquer », a continué Mark Granahan, cofondateur et CEO d’iDEAL Semiconductor, une start-up agée de cinq ans spécialisée dans les puces et basée à Allentown, en Pennsylvanie. « Mais ce n’est pas tout. En effet, ce n’est pas comme s’il manquait un type spécifique de personne ou de fonction. Le problème est généralisé ».
Ainsi, de nombreux stages d’initiation à la technologie et les programmes accélérés de formation en informatique se développent dans le monde entier pour répondre à la demande du marché. « Il est certain que l’embauche de jeunes ou de jeunes diplômés est une voie à suivre s’ils sont suffisamment nombreux », a déclaré Mark Granahan. « Nous sommes une entreprise en plein essor. Je dois pourvoir un grand nombre de fonctions, que ce soient les ventes et le marketing, les applications et les systèmes, ou l’ingénierie. Tous ces postes requièrent un certain bagage technique. Nous avons besoin de plus de diplômés de niveau Bac +2, maîtrises et doctorats. Se concentrer sur un domaine n’est pas une mauvaise chose, mais nous avons besoin d’un large éventail de compétences. »
Approvisionnement et main-d’œuvre : les pénuries s’accumulent
Le déficit en compétences exacerbe une pénurie d’approvisionnement en puces qui existait déjà avant les perturbations causées par le Covid 19. Cependant, la pandémie a aggravé la situation. En effet, les usines de production de semi-conducteurs fonctionnaient déjà au maximum de leur capacité, selon Alan Priestley, vice-président analyste chez Gartner Research. Nonobstant, Apple, Microsoft, Alphabet, Amazon et d’autres ont fait pression sur le gouvernement américain pour augmenter la production nationale. Un rapport du ministère américain du Commerce, publié en janvier dernier, indique que la pénurie de puces est si grave qu’en 2021, que les stocks des fabricants ne dépassaient pas cinq jours dans le monde. Rien ne montre que la situation s’améliore.
Selon la ministre américaine au Commerce, Gina Raimondo, les constructeurs automobiles et autres utilisateurs de puces n’ont donc aucune marge d’erreur : « La situation dans laquelle se trouve notre pays est vraiment alarmante et il est urgent d’agir pour accroître nos capacités nationales », a-t-elle affirmé en présentant les conclusions de son ministère.
Problème, les usines ont besoin de travailleurs qualifiés. Mark Granahan, qui espère qu’iDEAL pourra commencer ses activités cet automne, a expliqué qu’il lui a fallu un an de recherches pour trouver un ingénieur en électricité de niveau doctorat. Neuf mois supplémentaires ont ensuite été nécessaires pour obtenir un visa afin de faire venir aux Etats-Unis ce travailleur européen. « Le pays dans son ensemble pourrait être plus compétitif s’il avait un programme législatif agressif pour faire venir davantage de personnes qualifiées dans le domaine des STIM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques) », a-t-il assuré. « Je ne suis probablement pas le seul dans ce cas. Je suis sûr qu’Intel, Apple, Microsoft et Qualcomm sont tous confrontés aux mêmes problèmes. »
L’immigration comme solution à la pénurie de main-d’œuvre aux Etats-Unis
Selon le Bureau américain des statistiques du travail, les offres d’emploi dans le domaine des STIM devraient augmenter de 11 % entre 2020 et 2030. À noter que la Chine a d’ores et déjà dépassé les États-Unis en termes de nombre de diplômes STIM délivrés chaque année. Dans ce contexte et selon l’Institute for Progress (organisme de recherche et de défense de l’éducation aux STIM), le pays de Joe Biden aurait tout intérêt à compléter l’éducation de la main-d’œuvre nationale par des réformes visant à accroître l’immigration de personnes hautement qualifiées.
Selon Jeremy Neufeld, chargé de l’immigration à l’Institute for Progress, les États-Unis ont laissé leur système d’immigration s’effondrer sous le poids des retards croissants, des « temps d’attente interminables » et de l’imprévisibilité. « Nous n’avons pas mis à jour les plafonds des visas d’immigrant depuis 30 ans, ainsi de plus en plus de candidats à se tournent vers l’étranger. Cela empêche les start-ups et autres entreprises de pointe à faire appel aux meilleurs et aux plus brillants cerveaux du monde pour repousser la frontière technologique. » D’après lui, les législateurs américains devraient s’efforcer de faire en sorte que les industries à la pointe de la recherche bénéficient d’un accès fiable aux personnes dotées des compétences recherchées afin de maintenir l’avance technologique des États-Unis sur la Chine.
La version de la Chambre des représentants de la loi bipartisane sur l’innovation (BIA) comprend des dispositions clé visant à lever les plafonds pour les titulaires d’un master ou d’un doctorat dans le domaine des technologies de l’information et de la communication s’ils travaillent dans des secteurs de sécurité critiques. Cependant, il n’est pas certain que cette disposition survive aux négociations du Congrès avec le Sénat. Une autre option consisterait à exempter les diplômés internationaux titulaires de diplômes STIM avancés des plafonds durs « qui dévastent notre capacité à recruter des personnes qualifiées », a signalé Jeremy Neufeld. « Dans le secteur américain de la fabrication de semi-conducteurs, 75 % des docteurs sont nés à l’étranger. Et nous constatons déjà que la pénurie de compétences en ingénierie entraîne des retards dans le démarrage des usines, ce qui ne fera qu’empirer si le Congrès dépense des milliards en subventions sans s’attaquer aux goulets d’étranglement que représente l’immigration des candidats ».
Fabrication de puces : la part de marché des États-Unis en chute libre
Selon le Congressional Research Service (CRS), la part des États-Unis dans la capacité mondiale de fabrication de semi-conducteurs est en baisse constante depuis des décennies. La production américaine de composants représentait environ 40 % du marché en 1990, ce chiffre est tombé à environ 12 % en 2020. Certes, les États-Unis ne sont pas à la dernière place en termes de production mondiale de puces – l’Union européenne représente environ 7 à 8 % de la production et plusieurs autres nations se situent encore plus bas – mais le déclin américain continue.
« Je pense qu’un scénario pratique serait d’abord de maintenir au moins le pourcentage de parts de marché actuel bien que les pays asiatiques ne cessent de monter en puissance. Puis la deuxième phase serait pour les États-Unis et l’UE d’identifier stratégiquement les zones d’investissement et d’augmenter leur part, tout en réduisant la dépendance à l’égard de l’Asie », a expliqué Gaurav Gupta, vice-président analyste au cabinet de recherche Gartner. « Cela prendra des années et des décennies », a-t-il continué. « Les États-Unis peuvent-ils revenir à une part supérieure à 35 % ? Je ne le pense pas. Nous devons avoir des attentes plus réalistes. »
L’un des problèmes est que lorsque la production de puces s’est déplacée vers l’Asie au cours des dernières décennies, les entreprises ont également développé un écosystème correspondant très efficace et mature, a noté Gaurav Gupta. Compte tenu des coûts élevés et de la complexité de la fabrication des puces, de nombreuses entreprises américaines ont opté pour un modèle fabless dans lequel les semi-conducteurs sont conçus aux Etats-Unis, mais fabriqués à l’étranger, principalement en Asie de l’Est. Selon le Center for Strategic & International Studies (CSIS), cette région abrite désormais près de 80% de la production mondiale de puces. « Certaines des plus grandes entreprises technologiques américaines, dont Google, Apple et Amazon, dépendent de la seule société TSMC à Taïwan pour près de 90 % de leur production de circuits électroniques », a expliqué dans une note de blog Gregory Arcuri, assistant de recherche au CSIS. Selon un porte-parole de TSMC, la construction de la fonderie 5 nm en Arizona, est en bonne voie et la production devrait commencer en 2024.
Les efforts du gouvernement ne sont pas suffisants
Bien que les fonderies actuelles soient hautement automatisées, elles nécessitent encore beaucoup de travailleurs pour leur construction, ainsi que des ingénieurs et des techniciens d’ingénierie pour les faire fonctionner une fois qu’elles sont opérationnelles. Selon un rapport d’Eightfold.ai, fournisseur de logiciels de gestion des compétences technologiques, les États-Unis pourraient, s’ils adoptaient la bonne approche, parvenir à une rélocalisation spectaculaire de la fabrication de puces. L’étude réalisée par Eightfold l’année dernière a révélé que la fabrication de semi-conducteurs dans le pays pourrait progresser grâce à l’amélioration et à la requalification des travailleurs, notamment en mettant l’accent sur les compétences adjacentes. « Cela augmenterait considérablement le vivier de candidats potentiels », indique le rapport.
Ce dernier recommandait également des changements de politique gouvernementale qui aideraient à réorienter l’industrie, la plupart sont repris dans la loi Chips for America. « Ce dont nous avons besoin, c’est d’un soutien cohérent du gouvernement en termes de politiques et d’incitations pour encourager les étudiants à se tourner vers le domaine des semi-conducteurs et aider les entreprises à recruter », a déclaré Gaurav Gupta. « Des pays comme Taïwan et la Chine ont eu de meilleures politiques que nous ces dernières années ».
En effet, le financement public destiné à attirer les candidats dans le secteur des STIM n’a pas beaucoup progressé, même si le Sénat et la Chambre des représentants ont tous deux adoptés des versions de la loi Chips for America. Cette dernière vise à offrir des crédits d’impôt et d’autres subventions pour aider à réorienter l’industrie des semi-conducteurs. Toutefois, malgré un soutien bipartite, les membres ne sont pas parvenus à un consensus sur le financement du projet de loi, selon Gregory Arcuri. Un autre texte législatif – la loi américaine sur l’innovation et la concurrence (USICA) – a été adopté par le Sénat américain. Elle prévoit une aide financière de 39 Md$ pour la construction, l’expansion ou la modernisation des usines de fabrication, mais elle est bloquée à la Chambre des représentants.
Les fabricants de puces investissent dans des usines aux États-Unis
Cindi Harper a déclaré qu’Intel s’efforçait de rendre urgente l’adoption du financement de la loi Chips for America : « Elle est conçue pour augmenter les investissements aux États-Unis, créant des dizaines de milliers d’emplois », a-t-elle expliqué. « Ce partenariat avec le secteur public est nécessaire pour mettre les fabricants sur un pied d’égalité, afin que nous puissions rivaliser avec nos concurrents étrangers en Asie, qui bénéficient d’un avantage de coût de 30% à 40%, en grande partie grâce à leurs propres subventions gouvernementales importantes ».
Intel a consacré environ 20 Md$ à la construction de deux fonderies dans l’Ohio, afin d’augmenter la production pour répondre à la demande croissante en semi-conducteurs. C’est un des nombreux fournisseurs, avec Samsung, Texas Instruments ou encore Global Foundries, qui prévoient de construire ou d’étendre sa présence dans le secteur des puces aux États-Unis dans les trois à cinq prochaines années. « Indépendamment des pénuries, Intel et d’autres fournisseurs ont besoin d’usines de fabrication pour prendre en charge la prochaine génération de processeurs. Comme les États-Unis continuent de démontrer leur volonté à investir dans la fabrication, ils deviennent un marché attrayant pour une telle expansion », a dévoilé Alan Priestley de chez Gartner.
L’année dernière, Wolfspeed (anciennement Cree Inc.) a ouvert une usine de fabrication de wafers de 200 mm de en carbure de silicium à New York. Le fabricant de semi-conducteurs Global Foundries a annoncé son intention de dépenser 1 Md$ pour construire une deuxième usine à New York afin d’augmenter sa production de puces.
Parallèlement, Intel s’efforce également de résoudre le problème de l’enseignement des STIM en s’associant à des universités et à des collèges communautaires. La société prévoit également de consacrer environ 100 M$ au cours de la prochaine décennie à de nouveaux programmes de formation STIM. En plus de cet investissement, le fonds de la US National Science Foundation consacrera 50 M$ supplémentaires à des initiatives nationales. « Cela signifie qu’un total de 150 M$ sera disponible pour l’éducation et la recherche sur la production de composants », a dévoilé Cindi Harper. « Nous sommes également déterminés à accompagner le développement des compétences en matière de STIM, en commençant par l’éducation précoce jusqu’à l’enseignement secondaire – c’est la meilleure stratégie à long terme pour relever les défis liés à la pénurie de main-d’œuvre. »
Lucas Mearian, IDG NS (adapté par Clémence Tingry)