Moins de trajets bureau-domicile, mais plus de visioconférences. Moins de consommation d’encre et de papiers, mais plus de petits trajets locaux… Des implications indirectes nombreuses sur les émissions de gaz à effet de serre… Rien de plus compliqué que d’estimer l’impact environnemental du télétravail. C’est ce qu’explique l’Ademe dans son rapport « caractérisation des effets rebond induits par le télétravail » tout en donnant des pistes. (photo Anrita / Pixabay)
Il est bon de le rappeler, en matière de développement durable comme dans beaucoup d’autres domaines, aucune analyse n’échappe à la complexité. Et pas question de sauter sur des conclusions hâtives. C’est ce que l’agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) a tenu à rappeler dans sa dernière étude de l’impact du télétravail sur l’environnement. En 2015, l’agence estimait la réduction annuelle des émissions de gaz à effet de serre (GES) pour chaque jour hebdomadaire télétravaillé à 271 kg edCO2 (équivalent carbone) du seul fait de la diminution des trajets domicile travail. Mais dans son nouveau rapport, elle rappelle toute la complexité du télétravail et de ses effets primaires et secondaires, et la difficulté de mesurer précisément son rôle dans le développement durable. Le document porte ainsi sur la « caractérisation des effets rebond induits par le télétravail », soit les différents impacts indirects positifs et négatifs de la démarche, et non la seule réduction directe des émissions de GES associés aux déplacements domicile-travail.
Une enquête de terrain auprès de 26 organisations
L’Ademe s’est appuyée sur une masse de recherches existantes, dont 26 publications académiques, 22 publications privées et 10 articles de presse. Mais elle a surtout mené une enquête de terrain, auprès de 26 organisations de tous secteurs et d’un total de 350 000 salariés en France et de 3 groupes de travail avec 25 salariés ayant des pratiques plus ou moins anciennes du sujet. Elles ont été interrogées sur leurs politiques en matière de télétravail. Enfin, l’agence s’est penchée sur 59 accords de télétravail de différentes entreprises.
Une chaîne d’impacts sur les déplacements
Le document rappelle ainsi que si, de fait, télétravailler évite les déplacements pendulaires, ceux-ci incluent souvent des actions comme la dépose des enfants ou des petites courses qui ne disparaissent donc pas avec le télétravail. La mobilité habituelle est remplacée par une mobilité en étoile. Ces petits déplacements sont néanmoins plus souvent réalisés en vélo ou à pied plutôt qu’en véhicule à moteur, par exemple. Les télétravailleurs ont aussi, selon le rapport, tendance à privilégier les transports en commun qu’ils apprécient davantage s’ils ne les utilisent pas quotidiennement. Le télétravail permet aussi de nouvelles possibilités de déplacement. Plusieurs membres du foyer partagent le véhicule familial. Le télétravailleur réalise de nouveaux microdéplacements de proximité pour les courses ou le sport. Seule une partie de ceux-ci remplacent des déplacements réalisés le week-end pour les mêmes raisons, et la balance totale penche finalement du mauvais côté avec + 67,7 kg eqCO2 / an / jour de télétravail hebdomadaire.
La relocalisation, pas encore source de pollution ?
La possibilité de travailler à domicile conduit par ailleurs certaines personnes à s’installer plus loin de leur lieu de travail. Résultat, « des reports modaux pouvant se révéler défavorables : les zones de vie sont potentiellement moins bien desservies, et donc entraînent une augmentation de la distance parcourue en voiture », comme l’explique le rapport. L’Ademe fait l’hypothèse de 3 phénomènes possibles : « une augmentation dans le même bassin de vie du trajet domicile-bureau, un changement total de mode de vie et une extension des bassins de recrutement des employeurs. Mais aucun ne se vérifie pourtant dans l’enquête de terrain. Pour l’instant, l’impact est donc neutre. Bien sûr, rester travailler chez soi entraîne aussi des émissions de GES liées au chauffage, à la climatisation, à l’éclairage, à la connexion Internet, etc. « Cet effet rebond a fait l’objet de nombreuses études », comme l’explique l’Ademe, qui s’appuie sur un calcul de 2014 établissant à 7,5kWh supplémentaires la consommation de chaque journée de télétravail.
Le flex office, pas si efficace
Les entreprises, de leur côté, voient souvent un effet d’aubaine immobilier dans la démarche. « Dans un premier temps, en abaissant le taux d’occupation, le télétravail rend possibles et rentables des principes d’occupation dits en flex office » confirme le rapport. L’enquête de terrain conforte cette conclusion, et l’intérêt porté par les entreprises à l’optimisation des lieux et à la réduction des coûts » induite par ce système. Cependant, cette tendance récente du flex office, voire de la réduction de l’espace de bureau, en forte croissance depuis 2015 selon l’Ademe, n’est pris en compte que marginalement dans les études. 27% des structures consultées sont déjà passées en flex office et 39% y réfléchissent.
L’Ademe précise que dans sa version « organisée » en combinaison avec le télétravail, avec un « impact linéaire sur les besoins en bureau », ce modèle induit un effet rebond négatif de -234kg eqCO2/an pour chaque jour de télétravail hebdomadaire supplémentaire. Un calcul uniquement sur les économies énergétiques liés ici à une réduction de 20% des surfaces nécessaires en moyenne. Sans système de gestion – digital entre autres – pour orchestrer télétravail et flex office, l’impact approche 300 kg eqCO2 annuels supplémentaires. L’Ademe soulève par ailleurs une autre hypothèse, non vérifiée jusqu’ici. Combinée au flex office, la présence moins importante des collaborateurs sur site pourrait « inciter les entreprises à rationaliser leurs implantations immobilières et à revoir leurs schémas directeurs immobiliers » et ainsi « regrouper de sites locaux distribués en un site plus central, augmentant mécaniquement la distance trajet-domicile des salariés concernés » !
Les marathons de visioconférence ou l’antre de l’enfer…
Mais s’il est bien un aspect du télétravail qui le pousse du côté obscur de l’empreinte carbone, c’est la visioconférence. Pour les Zoom, Teams et autres Webex devenus si familiers depuis le confinement pour des réunions internes ou externes, des entretiens ou de simples sessions d’information… Le résultat est sans appel. « La consommation d’énergie et la sollicitation des serveurs nécessaires aux services de visioconférence génèrent des émissions de gaz à effet de serre », explique simplement le rapport de l’Ademe. Selon Thierry Leboucq, fondateur de Greenspector, cité par l’agence, une minute de visioconférence émet 1g de CO2. L’Ademe a calculé son impact global pour les trois grandes sous-populations de télétravailleurs aux pratiques différentes qu’elle a identifiées dans son étude de terrain : production (50 %), coordination (40 %) et « réuthonien » – marathonien des réunions, NDLR- (10 %). Pour les premiers, les « 15 min de visioconférence en plus les jours de télétravail entrainent une augmentation faible de 0,71kg eqCO2/an/jour de télétravail hebdomadaire ». On passe pour les « coordinateurs » à 60 minutes et 2,82 kg eqCO2 supplémentaires. Quant aux marathoniens de la visioconférence, avec 4 heures de plus par jour, ils battent un record et ajoutent 11,28kg eqCO2/an/jour de télétravail hebdomadaire dans l’atmosphère. L’effet rebond global est de 2,6kg eqCO2/an/jour de télétravail hebdomadaire.
L’équipement informatique peu mis en cause
Pas d’impact lourd d’un éventuel doublement de l’équipement informatique. Dans les 26 organisations, la norme est plutôt à l’équipement informatique nomade unique. L’analyse de 59 accords de télétravail révèle que la majorité des structures ne prend en charge que les équipements indispensables aux télétravailleurs (ordinateur portable et solution de téléphonie) et non le mobilier ou le double écran. Avec l’augmentation de la fréquence de télétravail, la demande des employés pourrait pourtant augmenter.
Moins de papier, d’encre, de gobelets…
En l’absence partielle de ses collaborateurs, l’entreprise réduit sa consommation de fournitures diverses, d’encre, de papier, de décoration, ou d’équipements comme les vidéoprojecteurs. Avec le télétravail, l’impression papier disparaît quasi totalement. Les focus groups de l’Ademe avec des télétravailleurs ont par ailleurs confirmé des changements d’habitudes quotidiennes avec un impact environnemental non neutre : « accroissement de la fréquentation des commerces de proximité (43 % contre 27 % pour les non-télétravailleurs), réduction du gaspillage alimentaire, hausse des achats e-commerce (14 % à 18 %). Mais pas de mesure disponible à ce jour.
Des effets indirects favorables…
Tous les impacts du télétravail sur l’environnement ne sont pas directs ni évidents. L’Ademe en a ainsi recensé trois effets systémiques favorables, mais non modélisables. La réduction des trajets routiers au moment des pics pendulaires (matin et soir) et la plus grande attractivité des transports en commun par une moindre saturation aux heures de pointe. L’étalement des migrations pendulaires à l’échelle macroscopique induit par la plus grande flexibilité horaire des travailleurs. Enfin, l’effet « Virtualisation des relations professionnelles », ou le bon côté de la visioconférence, et des autres moyens de communication. Vous avez dit complexité ?
Des participants aux ateliers de l’Ademe ont identifié des signaux encore plus faibles. Certaines personnes travaillent dans des lieux de villégiature et privilégient ainsi de « nouveaux schémas de repos et de loisirs » plus durables, comme les city breaks, les séjours courts en résidence secondaire ou les week-ends en famille. « Mais les restrictions des accords de télétravail en matière de lieux de télétravail possibles (majoritairement la résidence principale) limitent aujourd’hui très fortement ce phénomène. », nuance cependant l’Ademe qui évoque pourtant une attente croissante des collaborateurs quant au choix du lieu de télétravail.
… mais un effet billard à trois bandes négatif
Nouvel effet rebond : « les technologies de l’information permettent par ailleurs d’étendre la zone géographique d’intervention d’un travailleur, pouvant générer ponctuellement de nouveaux déplacements plus longs », précise l’Ademe : élargissement de la taille de la zone de chalandise, d’intervention, de prestation, de collaboration, etc. Il peut entraîner des déplacements rares, mais nettement plus longs au bilan carbone lourd. Cet effet dit « extension des horizons professionnels » n’est ni évalué ni actuellement modélisable dans le contexte français selon l’Ademe. Billard à trois bandes, le télétravail par les économies qu’il permet de faire pourrait même entraîner de nouvelles dépenses carbonées. L’Ademe signale qu’il ne s’agit pas d’un effet rebond spécifique au télétravail, mais qu’il vient s’ajouter à d’autres sources de gains de pouvoir d’achat pouvant ainsi devenir très significatif, pouvant aller jusqu’à annuler l’effet bénéfique premier du télétravail.
Quant aux « tiers lieux de travail », l’Ademe s’appuie sur son étude de 2015 pour en souligner l’ effet ambivalent. « D’un côté, il peut agir défavorablement en maintenant des déplacements résiduels et en multipliant les surfaces immobilières ; de l’autre, il peut permettre le développement du télétravail chez des collaborateurs qui ne peuvent ou ne souhaitent pas télétravailler depuis leur domicile. » Reste que les « entreprises interrogées n’anticipent pas d’accroître significativement leur recours aux tiers lieux de travail ».
Emmanuelle Delsol